Nous poursuivons la description des conséquences de la politique de la peur, objet d’une précédente note de lecture, de l’ouvrage de Robert Charvin. En effet la prolongation des états d’urgences, la diminution des libertés publiques, accélèrent la décomposition de l’Etat.
Après l’Etat légal, l’Etat de droit – c’est-à-dire un Etat où la loi elle-même et donc le législateur, fût-il élu, sont soumis au respect de la Constitution, des déclarations des droits et des conventions et traités internationaux. « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme », énonce l’article 2 de la Déclaration de 1789. Locke avait gagné ! Conserver les droits que les hommes ont à l’état de nature : droit d’aller et venir, liberté individuelle, liberté d’opinion et de pensée… Pour cela, le pouvoir de l’Etat est sous le contrôle de la presse, de la rue, mais aussi des juges nationaux avec le Conseil constitutionnel, et supranationaux avec la Cour de Justice de l’Union européenne et la Cour européenne des droits de l’homme.
En obtenant, au fil des siècles, des droits et des libertés, les citoyens s’étaient réappropriés l’Etat. Aujourd’hui, avec l’état d’urgence, d’un seul coup d’Etat effaçant des années de luttes politiques, l’Etat se réapproprie les citoyens en suspendant leurs droits, en réduisant leur liberté de mouvement et en dictant leur manière d’être au monde jusque dans le plus intime de leur vie : ne pas être plus de six à table, ouvrir les fenêtres régulièrement, reporter les mariages et les fêtes de famille, rentrer chez soi à 21 heures, réduire les moments de convivialité… Bref, après avoir maîtrisé les âmes et les libertés, le nouvel état d’urgence maîtrise les corps.
Quelques exemples d'instrumentalisation de la peur :
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Covid-19 : le retour de l’état d’urgence, qui se banalise
Depuis les attentats du 13 novembre 2015, la France a vécu plus de la moitié du temps sous un état d’exception restreignant les libertés fondamentales.
Trois mois après être sortie de l’état d’urgence sanitaire, le 10 juillet, la France va de nouveau rentrer samedi 17 octobre à 0 heure dans cet état d’exception qui permet au gouvernement de déroger au droit commun. Mercredi, quelques heures avant l’intervention du président de la République à la télévision annonçant notamment des mesures de couvre-feu, le conseil des ministres a décidé de rétablir par décret l’état d’urgence sanitaire sur l’ensemble du territoire.
« Eu égard à sa propagation sur le territoire national, l’épidémie de Covid-19 constitue une catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population. Elle justifie que l’état d’urgence sanitaire soit déclaré afin que les mesures strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu puissent être prises », indique le compte rendu du conseil des ministres. Créé par la loi du 23 mars 2020, ce régime s’inspire largement des dispositions de l’état d’urgence régi par la loi de 1955 qui avait été mobilisé après les attentats terroristes du 11 novembre 2015.
Décrété pour un mois par l’exécutif, l’état d’urgence sanitaire pourra être prorogé au-delà par une loi votée au Parlement, après avis du conseil scientifique. Au printemps, l’état d’urgence avait ainsi été prorogé jusqu’au 10 juillet, avant qu’une loi du 9 juillet de « sortie » de ce régime d’exception organise un régime transitoire qui devait se prolonger jusqu’au 1er avril 2021.
Entre le terrorisme et la crise sanitaire, le pays des droits de l’homme aura donc passé depuis les attentats du Bataclan plus de la moitié de ces cinq années sous un état d’urgence, un régime qui autorise le gouvernement et les préfets à suspendre certaines libertés publiques et individuelles ou à les restreindre dans des proportions exorbitantes par rapport au droit commun.
L’exécutif n’a pas pour autant les mains totalement libres sous l’état d’urgence sanitaire puisqu’il doit « informer sans délai » le Parlement des mesures qu’il prend. Elles sont de plus, comme les arrêtés préfectoraux, susceptibles de recours devant le juge administratif. Depuis le début de la crise sanitaire, le Conseil d’Etat a été saisi de plus de 300 requêtes en référé.
Hasard du calendrier, au moment où Emmanuel Macron annonçait à la télévision de nouvelles mesures pour tenter de juguler l’épidémie de Covid-19 se tenait au Conseil d’Etat la conférence inaugurale d’un cycle de conférences devant s’achever en juin sur « les états d’urgence ».
Pour Bruno Lasserre, vice-président du Conseil d’Etat, la multiplication des états d’urgence conduit à « s’interroger sur le fonctionnement des pouvoirs publics en période normale, car l’état d’exception ne fait qu’exprimer leurs limites ». Celui qui présidait la section de l’intérieur du Conseil d’Etat au moment de la proclamation de l’état d’urgence en 2015 et de ses prorogations successives en 2016 estime que, « sans une vision à long terme de la gestion des risques qui nous menacent, le recours aux états d’exception a toutes les chances de s’imposer de plus en plus fréquemment ». « Le risque serait d’aller vers un état d’urgence permanent qui entretiendrait l’illusion d’éliminer tout risque dans une société de la peur habitée par un sentiment de danger toujours présent », lit-on dans l’analyse préparatoire au cycle de conférences du Conseil d’Etat.