La Peur, arme politique
Gouverner, c’est faire peur… et rassurer
De Robert Charvin, professeur de droit international, Doyen honoraire de la faculté de Nice
"L'histoire humaine n'est que l'histoire de l'asservissement qui fait des hommes, aussi bien oppresseurs qu'opprimés, le simple jouet des instruments de domination qu'ils ont fabriqués eux-mêmes, et ravale ainsi l'humanité vivante à être la chose de choses inertes."
Simone Weil
Ce livre analyse comment les gouvernants de nos pays manipulent des peurs, réelles et fondées, ou fabriquées et attisées, pour obtenir la soumission et le consensus des populations qu'ils dirigent.
Qu’y a-t-il de commun entre l’Arabe, le Noir, le musulman, le juif, l’immigré, la femme, l’insécurité, la pauvreté, la religion, l’avenir, la crise, le communisme, le terrorisme, le populisme et la mort ? La peur qu’ils ou elles suscitent.
Peurs légitimes ou peurs fabriquées ? Comment s’y retrouver ? En ces temps de crise et d’angoisse, le livre de Robert Charvin tombe à pic. Comparant les peurs d’hier et celles d’aujourd’hui, il dévoile la stratégie commune à tous les pouvoirs : effrayer, puis rassurer. Après l’Église, qui aujourd’hui manipule nos raisonnements et paralyse nos combats ? Cette peur nous fera-t-elle accepter un nouveau fascisme ? Une réflexion perspicace et profonde dont nous ressortons plus riches et plus vigilants.
Comprendre ses peurs, c’est le chemin pour les maîtriser et se débarrasser de ses chaînes.
La croyance en un au-delà est à l’origine des religions afin de promettre une vie après la mort. Cette continuité rassurante a toujours été un appui pour les gouvernants. Au fond si votre vie actuelle ne vaut rien, vous serez récompensé dans votre vie future, au Nirvana ou au Paradis. Cette espérance a été commentée par Lucrèce dans son livre sur la Nature.
Lucrèce - De Natura
Aussi, quand tu vois un homme se lamenter sur lui-même, à la pensée qu’après la mort il pourrira, une fois son corps abandonné, ou qu’il sera dévoré par les flammes, ou par la mâchoire des bêtes sauvages, tu peux dire que sa voix sonne faux, et que se cache dans son cœur quelque aiguillon secret, malgré son refus de croire qu’aucun sentiment puisse subsister en lui dans la mort. A mon avis, il n’accorde pas ce qu’il annonce, il ne donne pas ses véritables raisons : ce n’est pas radicalement qu’il s’arrache et se retranche de la vie mais à son insu même, il suppose qu’il survit quelque chose de lui. Le vivant, en effet, qui se représente que son corps, après la mort, sera déchiré par les oiseaux et les bêtes de proie, s’apitoie sur sa propre personne : c’est qu’il ne se sépare pas de cet objet, il ne se distingue pas assez de ce cadavre étendu, il se confond avec lui, et, debout à ses côtés, il lui prête sa sensibilité. Voilà pourquoi il s’indigne d’avoir été créé mortel, sans voir que, dans la mort, il n’y aura pas d’autre lui-même qui demeuré vivant puisse déplorer sa propre perte, et resté debout, gémir de se voir gisant à terre.
La réflexion de Lucrèce sur la mort a pour fondement la célèbre phrase d’Épicure : « Ainsi celui de tous les maux celui qui nous donne le plus d’horreur, la mort, n’est rien pour nous, puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort n’est pas, et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus. » (Épicure, Lettre à Ménécée).
La politique de la peur consiste, pour un gouvernement, à provoquer la peur au sein de sa population pour faciliter l'adoption de lois sécuritaires. Ainsi, depuis 2015, les états d’exception se succèdent en France sans aucune interruption. En réduisant ainsi les libertés individuelles, il espère pouvoir assurer son maintien. Les citoyens, quant à eux, en échange d'une hypothétique sécurité sont conditionnés pour renoncer progressivement à leurs libertés.
Le professeur Robert Charvin énumère plusieurs de ces peurs :
- L’insécurité, dont il souligne l’ambiguïté entre réalité perçue et sa préfabrication et ses manipulations. Car l’insécurité écologique est pire avec les milliers de morts anticipés par le CO2 et les particules fines. Sans parler de l’insécurité alimentaire des pays du Sud.
- La précarisation sociale avec la régression continue des protections sociales. Une dizaine de millions de français sont passés sous le seuil de pauvreté. Il en est résulté la révolte des « Gilets jaunes ».
- La peur des migrants qui menacent l’identité du pays devient le centre d’un clivage politique au service de nombre de commentateurs de la communication écrite et télévisuelle. Elle sert aussi à cliver les électeurs entre les partis politiques pour l’accès au pouvoir.
- La peur du tiers monde et de ses migrants assure une continuité historique : craintes des Ottomans, des soviets, des Arabes, du péril jaune, de l’islamisme se succèdent tout à tour.
Le choix des dirigeants politiques est quelquefois favorisé par une crise. L’arrivée au pouvoir d’un sauveur ou d’un chef charismatique qui devient un bouclier protecteur : Napoléon, Pétain, De Gaulle. Une liturgie organisée de fêtes et de commémorations accompagne ces serviteurs de l’Etat grâce à leurs exploits passés ou à leurs promesses futures. L’image héroïsée du Chef est construite, issue de la Rome Antique. Une émotion fusionnelle unit le peuple et ses dirigeants.
Le droit apporte des limitations au risque précédent en instaurant une séparation des pouvoirs. L’arbitraire du pouvoir serait jugulé par des Cours de Justice. Toutefois l’arrivée au pouvoir de personnalités hors du commun s’accompagne toujours d’une modification de la Constitution des Etats : Napoléon I, Napoléon III, Pétain, De Gaulle.
La protection sociale avec des prestations diverses servent à éviter l’explosion. On divise ainsi les oppositions possibles tout en payant au minimum une police d’assurance anti-émeutes.
Enfin le recours à l’écologie pour limiter la peur est écartée par l’auteur car contraire au capitalisme et à ses objectifs de production.
Sa conclusion est un appel à fonder une sixième République. Il apporte ainsi une réponse de juriste dans la recherche de l’équilibre des pouvoirs. Sa logique basée le constat de Hobbes (le Léviathan), se poursuit avec les apports de Locke et de Montesquieu.
Les autres sources historiques de la politique de la Peur
Hobbes
La notion de peur joue un rôle prépondérant dans la constitution de la société chez Hobbes. En effet, c’est la peur – considérée comme une des passions fondamentales – qui justifie le passage de l’état de nature à la société civile, par l’instauration d’un souverain. Pour garantir leur sécurité, l’ensemble des habitants transfère leur droit de se gouverner soi-même à un souverain, lequel a pour mission première d’assurer la paix et la sécurité de chacun. La peur joue donc un rôle absolument déterminant mais aussi positif. En outre, c’est notamment par la peur des sanctions que le souverain peut maintenir le peuple dans l’obéissance. La peur n’est donc pas une passion qui a été utile à un moment donné et qui peut être purement et simplement supprimée une fois que l’État a été constitué. Comment cette conception peut nous amener à penser autrement l’Europe d’aujourd’hui ?
Au commencement était l’état de nature. Où, affirmaient certains philosophes, les hommes étaient libres de conduire leur vie comme ils l’entendaient. Où, soutenaient au contraire d’autres penseurs, les hommes vivaient dans une situation d’insécurité permanente, où chacun était un loup pour l’autre, selon la formule consacrée. De ce combat, Hobbes est sorti gagnant. Devant la peur de la mort, les peuples ont été convaincus d’abandonner leurs libertés naturelles et d’accepter la construction d’un Etat qui leur apporterait la sécurité physique. La sécurité en échange des libertés, telle est l’origine du contrat social étatique.
Pour comprendre combien chez Hobbes la peur est au cœur de la vie politique, il faut d’abord y saisir le rôle qu’y jouent les passions, car la peur est de nature passionnelle. Fondamentalement, l’homme est un être de passions, de désirs. Hobbes va même jusqu’à affirmer que « c’est être mort que de n’avoir aucun désir ». Et pour comprendre la nature des passions, il faut remonter à la physiologie.
Hobbes part d’une conception radicalement matérialiste du monde : tout ce qui existe est nécessairement de nature corporelle et le seul principe des corps est le mouvement. Les objets extérieurs créent une pression directe ou indirecte sur les organes des sens, qui réagissent à leur tour par un mouvement inverse du nerf au cerveau ou au cœur, constituant la sensation. La sensation n’est donc pas passive, mais elle correspond à un mouvement du cerveau, donc à une action du sujet. L’imagination ne s’oppose pas aux sensations. Elle n’est rien d’autre qu’une sensation en voie de dégradation. Les passions sont aussi de nature corporelle et elles sont des mouvements : il s’agit de mouvements internes qui précèdent les actions. La passion de base est le désir, qui rapproche l’homme de l’objet convoité. L’opposé est l’aversion. L’amour est un désir accompagné de la présence de l’objet désiré, la haine l’aversion accompagnée de la présence de l’objet. À partir de là, il recompose une espèce de tableau de tous les émotions et sentiments. La peur y est définie comme : « L’aversion jointe à l’opinion d’un dommage causé par l’objet ». Si on ignore le pourquoi ou l’objet, on parlera alors de terreur panique.
Locke et Montesquieu limitent le pouvoir
Mais Locke a continué le combat. Puisque Etat il y avait désormais, il fallait au moins qu’il reprenne à son compte les libertés que les hommes avaient à l’état de nature, qu’il garantisse leur libre exercice et qu’il les concilie avec le principe de sécurité.
Progressivement, au rythme des révolutions et des luttes sociales et politiques, les peuples ont imposé des limites, des contraintes, des obligations à l’Etat hobbésien. Par exemple, le respect du principe de la séparation des pouvoirs, pour casser la puissance de l’Etat en enlevant à son chef le législatif et le judiciaire et en confiant ces compétences à des institutions séparées et indépendantes de lui. Ainsi, écrivait Montesquieu, seraient assurés l’équilibre des pouvoirs, une politique modérée et la liberté des citoyens. Par exemple, encore, la soumission des autorités de l’Etat – police, administration, etc. – à la loi, pour empêcher qu’elles se donnent à elles-mêmes leurs propres règles de fonctionnement.
Le journaliste et critique américain, Henry Louis Mencken (1880-1956) constate, dès le début du XXe siècle, cette tendance : "le but de la politique est de garder la population inquiète et donc en demande d'être mise en sécurité, en la menaçant d'une série ininterrompue de monstres, tous étant imaginaires".
Selon Dan Gardner, l'efficacité des politiques de la peur serait due au fait que l'évaluation des risques et les façons de s'en protéger ne résultent pas d'une attitude rationnelle, mais d'un comportement émotionnel entretenu par les hommes politiques. C'est un corollaire de l'explication donnée par Edward Bernays pour qui la mentalité collective est guidée par l'impulsion, l'habitude ou l'émotion et non par la pensée.
Irene Khan, secrétaire générale d'Amnesty International, a souligné ce phénomène à l'occasion de la sortie de son rapport 2007 : "En adoptant des politiques à court terme qui encouragent les peurs et créent la division, certains gouvernements sapent l'Etat de droit et les droits humains, entretiennent le racisme et la xénophobie, divisent les populations, augmentent les inégalités et sèment les germes de nouvelles violences et de futurs conflits".
Si l'on a pu considérer la "politique de la peur" comme l'une des caractéristique des dictatures, l'emploi de cette expression dans une démocratie sous-entend que les hommes politiques instrumentalisent des craintes avérées ou non de la population pour atteindre leurs objectifs. Il s'agit-là d'une forme de manipulation de l'opinion, de manière indirecte ou subliminale, qui réveille les pulsions les plus abjectes de la xénophobie et du racisme. Les discours alarmistes et anxiogènes ainsi que la désignation d'ennemis intérieurs servent alors à légitimer des mesures disproportionnées qui portent atteinte aux droits fondamentaux, dans le but de mieux contrôler la population.
La classe politique, impuissante devant l'oligarchie financière qui dirige l'économie mondiale, a besoin pour rester au pouvoir d'agiter le chiffon rouge de la peur pour détourner l'attention du peuple. Concentrée sur des "guerres perpétuelles", méfiante et divisée, l'opinion publique mondiale n'est plus tentée par la remise en cause du système politico-économique en place